LE BOIS D’ARGELES CONVOITE AUX XVIIième et XVIIIième s.
Ou l’histoire de nombreux procès entre
cette ville et Collioure. Andreu Capeille.
L’importance des bois d’essences diverses.
Au
XVIIième siècle, la forêt qui
dominait la plaine d’Argelès était convoitée par de nombreuses communautés. Il
faut préciser que les habitants de cette ville étaient favorisés par les
limites territoriales qui leur donnaient outre la pente boisée de chênes
rouvres et verts, mais surtout dans le massif, la hêtraie des Colomates,
derrière la tour Massana. La possession de ces bois était capitale à une époque
où la construction urbaine, les chantiers navals, les forges catalanes grosses
dévoreuses de forêts, l’élevage de moutons et chèvres, cochons, chevaux et
bovins exigeaient énormément de bois mais aussi des pacages gras et abondants
(1). Le massif de l’Albera offrait aussi un lieu où beaucoup de coteaux étaient
pourvus de plantations de micocouliers dont le bois était utilisé comme manches
d’outils, de chênes-lièges destinés à la fabrication de fermetures diverses et
variées dans la conservation, sans compter les châtaigniers pour
l’alimentation, la fabrication de piquets et de récipients divers pour les
salaisons.
Deux villes antagonistes.
La
ville de Collioure, n’avait d’autre solution pour le bien-être de ses
habitants, que d’empiéter chez son voisin argelésien, qui n’acceptait d’aucune
façon cette manière de procéder ! Il y a lieu d’indiquer aussi que les
querelles entre Argelès et Collioure étaient très fréquentes pour de multiples
raisons et cela depuis quelques siècles.
En
1699, s’ouvre entre les deux, un procès retentissant ayant pour ouverture un
sujet très discuté des « possessions territoriales et limites
des deux communes ». Ce dossier prend corps le 23 juin de la même
année, avec une plainte des Consuls de Collioure qui n’acceptent pas les
conditions de pacages et de fermage, imposés par leurs homologues
d’Argelès ; ils rappellent les privilèges accordés par Pere d’Aragó en
1207, et ceux de Jaume II en 1293, quant à l’attribution de la forêt domaniale
dite de la Massana. Dès lors s’en suivent de nombreux différents entre ces deux
villes. (L’étude qui suit concerne la
période après le traité des Pyrénées en 1659).
Cette supplique est adressée « A
nos Senyors des Consell Sobrera de Rosselló Comissaris del Real Domene » (2) ; puis très
souvent les deux villes se renverront les fautes et les volumineux dossiers
d’instruction. Le chemin parcouru était toujours le même, la correspondance
était en général adressée à Monseigneur de Ponte, Comte d’Albaret, conseiller
du Roi, en son Consul d’Estat, premier Président au Conseil Souverain du
Roussillon et Intendant de justice, police, finances et fortifications.
D’Otega Closell, suppliant de Collioure,
syndic de cette ville, est le principal requérant signataire des plaintes
relatives à l’interdiction de faire du bois dans les forêts très boisées
d’Argelès ; il suffisait qu’un simple habitant de cette dernière voit
quelqu’un d’un autre village ramasser des fagots, ou des branchages importants,
pour qu’il se plaigne aussitôt aux syndics, qui à l’instant intentaient un
procès.
Une fois le dossier transmis, on adressait aux
syndics des deux villes une copie ou extrait des registres de la cour de la
Viguerie de Roussillon et Vallespir afin d’être informés de leurs plaintes respectives.
Documents munis des
cachets de cire. Les cachets encore existants sont particulièrement détériorés.
Ceux-ci sont les mieux conservés.
Des différents qui se
déroulèrent de 1699 à 1705.
Le
premier jugement porté devant le Conseil Souverain du Roussillon fut renvoyé
fin septembre 1699 ; et, le 2 octobre de la même année, le juge, par
manque de précisions, décide de renvoyer les deux plaideurs dos à dos, avec
restitution des amendes et des saisies effectuées.
Mais il n’était pas question de s’arrêter sur
une décision nulle. Argelès prend le flambeau de la contestation en invoquant
les limites sans cesse violées de son domaine. C’est l’Université ou communauté
des prêtres, qui exige une démarcation sûre, en faisant valoir divers privilèges
royaux, notamment sur les vallées de Vall Bona (Valbonne).
Dans une lettre au Viguier du Roussillon en
mai 1700, Argelès compare Perpignan et Collioure ; disant que si Perpignan
est une « place beaucoup plus
considérable que Collioure, les habitants n’ont pas des prétentions aussi
extravagantes que les colliourencs ». Cette lettre était signée
Balanda. Nul doute que ces réflexions n’avaient été guère appréciées par les
habitants du petit port !
Juges et experts campent sous
la tour Massana…
A
nouveau devant le tribunal, le juge se réserve le droit d’avoir de plus amples
éclaircissements pour se prononcer ; ceci le 16 juillet 1700, et, le 10
novembre, le Conseil Supérieur du Roussillon décide d’attendre que le temps
soit plus clément pour permettre à Monsieur Trillach, conseiller et expert des
Domaines du Roi, de se rendre en personne et sur place avec plans à l’appui,
pour vérifier les dires de chacun et écouter les doléances ; cet expert
s’était installé non loin de la Place d’Armes (3), et pour qu’il n’y ait pas de
dispute les parties plaignantes campaient sur leur territoire, de part et
d’autre de la tente du juge..
L’expertise n’a certainement rien donné, car pendant quatre ans les
allées et venues des dossiers continuèrent. Ce n’est qu’en 1704, que de
nouveaux experts sont nommés ; il s’agit de Jean Cazals pour représenter
Collioure, et Abdon Vernede pour Argelès : tous deux notaires Royaux de la
ville de Perpignan, se donnent rendez-vous sous la tour Perabona ou de la
Massana, jusqu’à l’endroit appelé Castell Serradillo.
Argelès, dans une de ses dépositions, fait arriver sa limite au Roc
Negre, terminal de sa devèse ; bien entendu, son opposant soutient une
version contraire. Nos deux experts certifièrent avoir mesuré avec le plus
d’impartialité possible les données de chacun avant de d’envoyer leurs rapports
au Conseil Souverain du Roussillon qui une fois encore ne prononce pas de
sentence, mais il n’oublie quand même pas d’adresser les frais de procédure et
d’enquête qui se montent « …pour
onze journées de travail qu’ils ont vacqué
à faire le dit rapport » à six livres par journée de chacun des
experts !
Le
28 juin 1704, le C.S. du Roussillon n’est pas satisfait, il demande à son tour,
que de nouveaux experts étudient les diverses thèses avancées.
Ceux-ci, partirent de Perpignan le 27 juillet
1704. Sur le chemin de la forêt, ils couchèrent à Nostra Senyora de la Pave
avant d’emprunter le sentier dominé par Montbram ; avec eux d’autres
témoins, huissiers et procureurs, établirent leur camp de base à la « fageda de la Massana » (4)
au lieu-dit « la font del llamp » (5), là ils vérifièrent le bien-fondé des syndics d’Argelès contre
ceux de Collioure.
…mais rien de positif n’en
sort.

On relève que : « le Batlle (maire) d’Argelès et son fils, étant à la chasse,
avaient laissé paître leurs chevaux sur le domaine de Collioure – que le
territoire de Collioure était si petit, le bétail des hauts de la ville
paissait sur les pentes d’Argelès… qu’il ne pouvait, s’il n’allait disparaître,
paître en quelque autre terroir – qu’en 1698 et 1699, et du temps de la guerre,
ceux d’Argelès et de Collioure se retrouvaient pour couper du bois, pour eux et
pour le Roi, sans que jamais il y ait eu disputes »
Enfin, il est reconnu que le batlle d’Argelès
exerce sa juridiction dans n’importe quel lieu de son territoire et qu’il est à
même d’interdire les violations de son domaine.
Pendant la durée de l’instruction de l’affaire, le batlle de Tatzó
d’Avall, déposa en faveur de Collioure, lui aussi s’était vu interdire les
pacages de la Massana ; il était originaire de Banyuls et se nommait Jean
Aloi. A la suite de cette recherche de la vérité, les juges déduisent que le « terminal »(6) de la Massana
était très élastique suivant que l’on soit de l’une ou de l’autre des deux
villes, que le droit de pacage ou de ramassage du bois est un avantage
ancestral pour Collioure et normal pour Argelès, que le chemin le plus
fréquenté passe par Vallbona pour Collioure, et part la Vall de Sant Martí pour
Argelès (Gorges de Lavail). Voilà qui laisse les uns et les autres plus que perplexes !
Quelles limites territoriales…?
Vont-elles être adoptées ?
Le
syndic d’Argelès, voyant cela, voulut définir une bonne fois pour toutes ses
limites, il adresse à Collioure et au C.S. du Roussillon une lettre rappelant
les frontières exactes et déclarant qu’il n’accepterait dorénavant aucune
contestation, quitte à rendre justice lui-même.
Voici les termes de ces décisions : « Partant de la tour Massana suivie
d’une colline appelée Serra-Serra ou Place d’Armes tirant vers Puig Rodó,
Sallfora et Castell Serradillo, lesquels endroits en font la confrontation du
côté d’orient, de là triant une autre colline qui fait l’eau versant de la
montagne de Freixa où sont les colls dits del Pal, de Freixa ou coll Terra, et
celui de la Carbassera auquel dernier se trouve le « Bassan de
Beusitges », les dits endroits faisant la confrontation du côté du Midi et
de Ponentada (couchant) ; et de
là tirant une autre colline qui est entre le dit Terminal de la Massana, et la
montagne de Sant Martí de Montbram laquelle dite montagne en fait la
confrontation du côté du Septentrion »
Fin des procès ?
Cette partie de terroir de la forêt des
« Colomates » (7) aurait été inféodée à l’Université d’Argelès par
Don Pere de Perapertusa, Vicomte de Joch, par acte retenu en l’étude de Miquel
Palau, notaire de Perpignan. Malgré cela, les procès n’en durèrent pas
moins jusqu’en 1705, sans qu’une décision royale notifie les limites exactes ou
des droits reconnus.
Il
semblerait qu’à la longue, les deux villes antagonistes se soient essoufflées
après six ans de luttes administratives ; toutefois en 1724 puis en 1767,
Collioure s’essaye à engager de nouvelles procédures sans qu’aucune suite ne
soit donnée.
Notes
(1). Le résumé de ces procès est extrait d’une
forte liasse de lettres reliées, par ordre chronologique, avec encarté à
l’intérieur, sur papier parchemin, les délibérations du Conseil Souverain du
Roussillon. Archives municipales d’Argelès.
(2). « A MM. Les membres du Conseil
Souverain du Roussillon, commissaires des Domaines Royaux ».
(3). Lieu-dit situé aux abords immédiats de la
tour Massana.
(4). Fageda : forêt de hêtres.
Actuellement une bonne partie de cette dernière est à la disposition du
laboratoire Arago de Banyuls de la Marenda. C'est une des premières réserves
créées en France, avant la loi de juillet 1976, sur la protection de la nature,
et sur un site dont l'exploitation forestière a été abandonnée avant 1900.
(5). Font del llamp : en français
fontaine de l’éclair ou de la foudre.
(6). Terminal : limite extrême d’un
territoire.
(7). Colomates : la forêt de hêtres de la
Massana est appelée « colomates » : littéralement lieu peuplé de
pigeons ?
Le texte est tiré de l’ouvrage aujourd’hui épuisé
d’Andreu Capeille : Regard sur un
village… Argelès dans l’histoire du Roussillon
des origines à 1900. Editions Massana 1979. 230 pages.
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