UNE MARQUE …REMARQUÉE ET REMARQUABLE ! Gérard Canal - Caroline Mahoux
L’observation des murs de nos églises peut
nous révéler quelques surprises même quand on a l’occasion, tout le long de
l’année, de les faire découvrir aux amateurs d’art roman ou aux simples
touristes[1]. 

Ce fut le cas lors d’une
visite commentée de l’ancienne église abbatiale de Saint-André (Sant Andreu de Sureda). L’édifice est mentionné pour la première fois en l’an 823
dans un précepte de Louis le Pieux indiquant les possessions de l’abbaye, à
savoir les églises proches de « Saint-Martin de la Vall de Montbran
et de Saint-Vincent de Tatzó d’Amont ».
L’abbaye bénédictine fait
partie des plus vielles abbayes de France. Son prestige et sa renommée
varièrent dans le temps au gré des protections, des alliances et des invasions.
C’est ainsi que l’abbaye
de Saint-André de Sorède, fort prospère à ces débuts grâce aux dotations des
comtes du Roussillon, subit la concurrence de l’abbaye de Saint-Génis des
Fontaines et se retrouva ruinée en 1109. Sauvée par la comtesse Agnès de
Roussillon qui en fit don à l’abbaye de Lagrasse, elle reprit un peu de son
lustre avant de décliner à nouveau et d’être rattachée à l’abbaye de
Sainte-Marie d’Arles-sur-Tech en 1592.
En 1789 l’ensemble
abbatial subit la vindicte des révolutionnaires qui démantelèrent le cloître et
les bâtiments du couvent.
Depuis ce temps-là,
l’église monastique subsistante est devenue l’église paroissiale.
Apparentée
architecturalement à l’abbaye de Sant Pere de Rodes[2],
l’église comportait primitivement une nef avec charpente en bois, qui fut
voûtée en pierre et flanquée de collatéraux au XIIe siècle. Sant Pere de Rodes
A cette même époque, un
clocher tour, de plan carré, fut construit dans l’angle de la nef et du
transept sud (voir plan). Il n’en subsiste qu’une base et l’absence de document
ne permet pas de savoir si la construction s’acheva à ce niveau là ou si la
construction s’éleva à plus grande hauteur.
Le rez-de-chaussée de ce
clocher tronqué fait actuellement office de sacristie[3].
C’est à l’extérieur de
cette sacristie, sur le mur orienté plein sud, à environ quatre mètres de
hauteur que l’on peut distinguer une marque lapidaire aux contours bien
visibles surtout si l’on profite de l’éclairage rasant de fin de journée.
Elle a été gravée sur une
pierre taillée en marbre blanc de Céret. Ce marbre provient de carrières au sud
de Céret, aux environs du Mas Carol. Bien que légèrement veiné de noir ou de
bleu, c’est sa blancheur, qui lui a valu d’être utilisé dans plusieurs édifices
religieux romans roussillonnais mais aussi, bien au-delà dans le Sud-Ouest, en
Ile-de-France et même en Italie dans des basiliques de la Rome pontificale[4].
Bien connus dans notre
département, ces marbres cérétans ont été utilisés pour des éléments décoratifs
par exemple, dans le couvent des Dominicains de Perpignan, aux portails des
églises d'Elne et de Perpignan, dans des chapelles et cloîtres à Sorède,
St-Génis-des-Fontaines, le Boulou, Millas, Arles-sur-Tech, etc[5].
Le marbre blanc de Céret
peut se polir très finement jusqu’à l’obtention d’un aspect lisse du plus bel
effet mais, du fait de la dureté du
matériau et de la difficulté de manier les outils, ce résultat ne peut être
atteint qu’au prix de réels efforts et d’un savoir faire éprouvé[6]. L’aspect symbolique de la
couleur blanche synonyme de pureté et le coût de revient élevé firent qu’il fut
réservé aux parties les plus visibles de l’édifice comme le portail de
l’église.Ces pierres extraites et taillées faisaient l’objet de différentes marques : la marque de pose, la marque du tailleur de pierres, la marque de maître.
Plan Église romane de
Saint-André
La marque utilitaire de
pose ou d’assemblage est une marque technique destinée à faciliter le travail
des appareilleurs. C’est le cas pour des pierres aux formes complexes dont
l’assemblage ne pouvait se faire que d’une façon. Dans un arc ou une voûte, chaque
pierre a une forme spécifique suivant la place qu’elle va occuper. Ainsi les
marques de pose indiquaient quelles pierres associer, où les placer et dans
quelle position. Ces indications étaient d’autant plus nécessaires que la
taille des pierres s’effectuait souvent dans la carrière elle-même. Cela
permettait de ne pas augmenter inutilement les coûts du transport qui étaient
liés au poids. A l’arrivée des pierres sur le chantier, l’appareilleur
retrouvait les marques de pose pour réaliser un assemblage parfait.
La marque du tailleur de
pierre est une marque identitaire équivalente à une signature. Elle est
toutefois discrète et consiste en général en une forme simple à exécuter. Elle
évite tout litige sur le chantier quand il s’agit de comptabiliser le nombre et
la qualité des pierres taillées pour payer les ouvriers. Elle représente une
lettre, un objet (outil du métier par exemple) ou une figure géométrique.
Ces deux premiers types
de marque sont le plus souvent invisibles, les faces gravées étant prises dans
la maçonnerie[7].
La marque de maître est
une marque plus sophistiquée que celle d‘un tailleur de pierres et nécessite un
travail plus long. Elle est une marque identitaire soit du maître d’ouvrage en
tant que commanditaire du chantier (noble, dignitaire ecclésiastique, ...) soit
du maître d’œuvre en tant que concepteur du chantier, qu’il soit architecte ou
chef de chantier. Cette marque doit rester apparente.
C’est bien entendu à ce
type de marque de maître que nous avons affaire.
La marque lapidaire sur
le mur extérieur de la sacristie est constituée d’une croix à branches d’égale
longueur communément appelée « croix grecque ».
Les extrémités de la
croix sont ornées de fleurs de lis stylisées. La croix par ailleurs est portée
par une tige plus fine qui permettrait de la porter au bout d’une hampe ou de
la ficher dans le sol.
Croix
gravée de Saint-André
La croix grecque est bien
plus ancienne que la croix latine adoptée par le christianisme avec laquelle
elle ne peut être confondue. En effet, la croix de la Crucifixion se
caractérise par la branche pointant vers le sol nettement plus longue que les
trois autres.
La croix grecque remonte
à l’antiquité où elle était appelée « crux quadrata ». De fait elle
s’inscrit dans un carré et les barres horizontale et verticale se coupent à
angle droit en leur milieu.
Ainsi, il y a
interpénétration d’un axe horizontal et d’un axe vertical avec le point
particulier de leur croisement, au centre.
D’un point de vue
symbolique, la croix grecque est une image de l’équilibre de l’univers,
ramenant les quatre directions de l’espace en un point central.
Les auteurs anciens, tels
Aristote, Plutarque, Pythagore, y voyaient un aspect symbolique. L’homme a cinq
sens, cinq extrémités (tête, mains, pieds). Dans les miniatures médiévales,
l’homme est souvent représenté, bras et jambes écartés, soulignant ainsi les
cinq pointes formant un pentagramme. Ils avaient également noté que le nombre
cinq s’obtient en additionnant deux et trois ; le nombre pair étant
féminin car associé à la matrice, le nombre impair étant masculin.
L’association de l’un et de l’autre étant androgyne. On ne peut que remarquer,
sans aller plus loin, que ce mot a pour racine grecque « andros » qui
a donné le prénom André.
Malgré nos recherches
dans d’autres édifices de la région, aucune autre marque équivalente à celle
gravée dans le marbre du mur de l’abbaye de Saint-André de Sorède, n’a pu être
retrouvée.
Nous invitons donc les
lecteurs à nous signaler toute marque de même nature qu’ils pourraient eux-mêmes
découvrir et qui pourrait nous aider à préciser l’origine et la signification
de ce travail de tailleur de pierres, ... remarquable et désormais remarqué.
Ouvrage de Jean Lavail de Saint-André
[1] Caroline Mahoux anime
depuis plusieurs années le point information tourisme et patrimoine du village
de Saint-André en assurant les visites couplées de la maison de l’Art Roman et
de l’ancienne église abbatiale.
[2] Situé en catalogne
espagnole, sur la commune de Port de la Selva à proximité du cap Creus.
[3] Le clocher actuel, quant à lui, est un clocher-mur percé de deux baies
en plein cintre abritant les cloches.
[4] Notamment pendant la période baroque pour décorer les palais de Louis
XIV. cf. Peybernes B. ; Inventaire typologique et utilisation en
architecture des principaux marbres du cycle hercynien des Pyrénées françaises
et du SW de la Montagne-Noire. Bulletin de la Société d'histoire naturelle
de Toulouse 2004, vol. 140, pp. 39-51.
[5] Gély Jean-Pierre. Le
marbre de Céret (Pyrénées-Orientales) : neuf siècles d’extraction et
d’emploi en décoration dans l’art roussillonnais – p. 385 – 397.
[6] Macquart-Moulin Irène, Les portails roussillonnais en marbre
des XIIe et XIIIe siècles. Une renaissance de l’Antiquité. Thèse de
l’école des Chartes. 2006.
[7] La grande surface dallée
devant l’entrée de l’église abbatiale du Mont-Saint-Michel en Normandie s’était
considérablement usée à cause du passage de millions de pèlerins qui étaient
venus se recueillir dans le sanctuaire. Un restaurateur des Monuments
Historiques eut l’idée, voici quelques années, de proposer de retourner toutes
les pierres pour retrouver un dallage parfaitement plan. Lorsque l’opération
fut entamée, il eut la surprise de découvrir, au centre de chaque dalle, une
marque de tailleurs de pierres, cachée jusqu’alors et bien visible de nos
jours.
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